Domaine du Perplexe

Une chambre, rien de plus banale, au premier étage de la Tour Achille. Rien de particulier, enfin si on ne considérait que l’aspect matériel de la chose. En effet, cette chambre appartenait au Perplexe. Même si appartenait était un grand mot. Nous dirons donc que le Normand était l’actuel locataire des lieux. Une pièce qui était devenue, au fil du temps, un véritable foyer, son véritable foyer. On pourrait se demander pourquoi le Perplexe ne se rend-il pas chez lui au lieu de rester à la forteresse. C’est vrai, après tout, Avranches n’est qu’à quelques heures de cheval de Ryes, il pourrait tout à fait rentrer chez lui tous les jours, d’autant qu’il manquait désormais de pratique à l’équitation. Les nombreux mois où il était resté cloîtré lui avaient beaucoup pris, sa force, son énergie, ses capacités. Oui, cela faisait beaucoup de chose qu’il devrait récupérer, mais chaque chose en son temps… Avranches, son berceau, sa terre, sa fierté. Lieu de son engagement dans la vie de la Normandie, lieu qui représentait son honneur, sa patrie. Cependant, il s’était depuis quelques temps écartés de la vie citadine d’Avranches. Des gens qu’il connaissait autrefois, peu restaient encore dans la fière ville frontière. Partis, que ce soit pour un autre monde ou pour des contrées lointaines, il ne saurait le dire. Depuis son engagement à la Licorne et ses nombreuses missions à parcourir les routes du Royaume, il s’était constitué un fossé qui ne faisait que s’accroître au fil du temps. Désormais, Avranches lui était devenu comme un joyau à protéger, un bijou à chérir mais dont il ne pourra plus profiter comme dans le temps. On pourrait presque dire qu’il était devenu une relique pour la petite bourgade, le jeune Nith, fougueux et bavard d’antan n’était plus, et ce depuis longtemps maintenant… Il avait autrement d’autres domaines en Normandie dont il pourrait jouir. Mais au final, c’était un peu la même chose : le temps passé loin de sa terre natale ne lui avait pas permis de se constituer une véritable mesnie, ainsi ces terres étaient administrées par des intendants. Il n’y avait pas véritablement d’attache, pas d’histoire, pas de souvenirs en ces lieux, même s’ils lui appartenaient. Il se disait souvent qu’il devrait y remédier, en faire autre chose qu’un lieu de retraite, sa cachette, son antre où il pouvait se couper du monde. Encore une fois, le Perplexe méritait son nom, et son habitude à vouloir s’isoler afin de réfléchir restait ancrer en lui, même si ces derniers temps, il s’était un peu plus ouvert.

Ryes était donc devenu son véritable foyer, le premier lieu qu’il visitait lorsqu’il revenait de voyage, l’endroit où il savait que des gens l’attendaient, l’appréciaient. Enfin l’attendaient surtout. Il savait qu’il y avait des personnes, non des Frères et des Sœurs sur lesquels il pouvait compter, en toute occasion, en tout temps. Et c’est ce sentiment qui primait, pour lui ce qu’il pouvait appeler « sa maison » n’était pas un lieu défini, ni la forteresse, ni ses châteaux, ni sa demeure, mais l’endroit où des gens comptaient pour lui. L’imprenable forteresse de Ryes était donc son phare, sa demeure.

Après cette envolée émotionnelle, passons à la chambre. Une pièce, pas très grande, mais qui comportait tout ce qui était nécessaire à la vie quotidienne. Pour couche, se trouvait un matelas de plume. Oui, on peut dire qu’il s’était fait une petite gâterie, mais la paille, ça va un moment. Et puis surtout, ça gratte et c’est pas agréable, surtout en hiver. Et son fragile postérieur méritait bien ce petit sacrifice, même si on ne pouvait dire qu’il manquait de quoi que ce soit… Au moins, il y avait un avantage d’être noble, c’était de profiter d’une manne non négligeable. Et avec son domaine, il n’avait pas de quoi s’en faire pour le reste de sa vie. Et pourtant, il vivant dans une froide forteresse, rude et droite, un peu comme la Normandie, loin du faste et de l'opulence de Paris ou des grandes villes du Royaume. Vivre simplement, sans manquer de quoi que ce soit, mais sans sombrer à la surenchère et au luxe.
Contre un mur se trouvait son armoire qui s’était étouffé depuis qu’il était arrivé à Ryes. Il avait demandé à ce qu’une grande partie de ses vêtements qu’il utilisait régulièrement soit ramené de son domaine de Carentan, ainsi il n’aurait plus à faire de nombreux allers retours… même si ce n’était pas loin, cela était toujours une perte de temps, surtout depuis sa nomination au Haut Conseil…
Une fenêtre donnant sur la verte campagne normande constituait le seul point lumineux naturel de la pièce. Une ouverture sur le monde extérieur, lui rappelant qu’il y avait autre chose à l’extérieur de la forteresse, même s’il cela ne semblait pas l’affecter plus que ça. De ce poste d’observation, il pouvait voir les arrivants au poste de garde, scrutant ainsi les visiteurs et autres importuns. Un peu plus loin s’étendait la verte campagne, avec des sombres tâches de verdure que représentaient les forêts aux alentours, et ces minces filets de terre mise à nue, ces chemins comme autant de voies de communication, de ramification pouvant mener jusqu’au bout du monde s’il continuait à les suivre. Et au loin à l’horizon, l’océan, cette force indomptable, cette barrière qui séparait et les cœurs, et les corps… Il n’avait que rarement eu l’occasion de braver la puissance de la mer, son seul véritable voyage en mer fut celui avec feu le baron de Granville, cette traversée d’Avranches à La Rochelle afin de ramener l’enfant d’Ylfan à sa mère, Armoria, tout cela bien avant qu’elle ne soit appelée à exercer une grande charge… Lui aussi, à cette époque, n’était pas encore affublé de nombreuses responsabilités, il n’était alors qu’un simple roturier à peine admis au sein du prestigieux Ordre de la Licorne. Ah, le bon temps de la liberté était révolu…
Juste en face de son lit se tenait l’âtre où brûlait un faible feu, seule source de chaleur dans cette pièce. L’hiver se faisait sentir cette année, mais c’était surtout le vent qui occupait la première place des calamités météorologiques. Mais à quoi s’attendre lorsque l’on construit une forteresse aussi proche de la mer, aux prises avec la houle. Vent et humidité, que pouvait-on rêver de mieux pour tester l’endurance et l’abnégation des habitants des lieux. Surtout quand les hautes tours n’étaient pas des modèles en ce qui concerne l’isolation… Mais soit, on fait avec, et un bon feu chasse à l’extérieur tous ces désagréments.
Enfin, sur le dernier mur restant se plaçait le bureau. Autrefois pratiquement vide, si ce n’était quelques traités de guerre et de stratégie, désormais il croulait pratiquement sous les liasses de parchemins. Entre rapports, essais, traités et autres manuscrits, il aurait pu rapidement s’y perdre. Heureusement, de nombreux parchemins finissaient leur parcours dans la cheminée… Après qu’il en ait pris connaissance bien sûr. Non, il n’avait point encore tester la technique particulière de la Petite Peste pour l’épluchage des rapports… Même si l’envie ne lui manquait pas parfois.

Pas de décorations, pas d’objets superflus dans la chambre du Perplexe. La seule chose sans véritable utilité directe se trouvait sur sa porte, côté extérieur : une flèche comme signe de reconnaissance…

Simple la chambre, non ?

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