Tempus fugit...

Elle renifle l’air un instant.

Cet air marin… un joli mélange d’iode et de varech… et ce vent froid qui gifle tout sur son passage… un peu de gel qui s’attache ça et là dans le paysage… même à ces murs centenaires qui pointent là bas non loin.

Elle pourrait les décrire les yeux fermés. Elle en a arpenté pendant des années chaque dalle, chaque marche, chaque recoins, de la tour de garde, en passant par les jardins, jusqu’à ses profondeurs. Elle y a passé des jours, des ans, des nuits sans sommeil, sans jour sans lumière. Elle y a ri, elle y a pleuré. Sa voix a fait trembler les murs et les membres de certains écuyers. Elle s’y est également tu. Longtemps…

Elle sourit doucement.

Dire que cela lui avait manqué… peut être… oui d’une certaine façon… cette forteresse de granit sombre, battue par les vents, qui se détachait du ciel grisâtre chargé du blizzard d’hiver avait été un temps son refuge. Sa chambre son unique possession. Son épée son seul engagement. Une relation unique, fusionnelle et destructrice qui avait gravé son histoire et sa chair. Son cœur et son âme aussi. Elle lui avait pris des ans, des instants, des vies. Elle lui avait donné sa voix, sa chair et son sang.

Elle était partie. Elle vient de traverser le village de Ryes, comme traverse un fantôme. Sans bruit, sans s'arrêter et sans chercher âme qui vive.

Elle n’a pas besoin d’exercer une grande pression des talons pour que le grand shire, sa monture fétiche, avance vers le chemin d’accès. Qu’y trouvera-t-elle ? Qui trouvera-t-elle ? Les questions ont toujours des réponses… elle n’a pas envie de les envisager tout de suite.
Elle s’arrête devant la lourde herse. Elle n’aura pas changé… un peu peut-être. Quelques rides de plus peut- être. Les cicatrices sur son visage sont peut-être un peu plus blanches… peut être ses traits sont-ils plus apaisés…

Mais elle toujours de noir vêtue de pied en cap, de la lourde cape bordée de fourrure qui bat Licorne dans son dos à ses bottes, en passant par les bracelets de force qui entourent ses avants bras jusqu’aux gants qui enserrent les rênes de son cheval sombre comme une nuit sans lune. Son épée est toujours à son côté, fidèle entre les fidèles, comme le poignard qui est lové au creux de son dos, camouflé par le lourd tissu qui la protège.

Ola la garde !

La voix vient de claquer dans le vent.

Annoncez Cerridween de Vergy, chevalier Licorne.

Un murmure s’échappera dans une bourrasque.

Encore… pour un temps…

Blackhorn feuilletait un ouvrage sur les simples quand il entendit un cavalier approcher sur la route. Il se leva, ajusta son baudrier pour y glisser son épée, s'enveloppa dans sa cape épaisse, attendant le visiteur.

Une silhouette sombre, vue à contre jour, se dressait devant la herse...

Citation :

"Ola la garde !
Annoncez Cerridween de Vergy, chevalier Licorne."

Black recula d'un pas, abasourdi... se ressaisit rapidement.
Se mettant de côté, il la reconnut, essayant de retrouver son assurance:

"Mais... mais, Chevalier... Soeur, vous êtes ici chez vous, nul besoin d'autorisation pour vous, pour entrer dans la Forteresse!
Je fais lever la herse immédiatement et je préviens le Haut Conseil de votre retour."

Black s'active, demande aux préposés à la herse de la remonter rapidement, ouvre la porte de l'escalier menant aux registres et crie:

"Frère Boucanier, Bouuuuc! Cerridween est de retour! Faut prévenir le Haut Conseil, trouver Maurice pour son cheval, viteee!"

Il revient dans le passage, prends le licol de sa monture et lui tend la main... pour la baisser très vite. Il est fou! tendre la main au Maistre d'Armes?

Il respire un grand coup, recule d'un pas, adoptant une position plus conforme.

"Bienvenue chez vous Soeur Cerridween, j'espère que vous avez fait bonne route..."

Puis se redresse hésitant entre un garde-à-vous inopportun et une cordialité qui ne lui semble guère de mise non plus.

[ Legend... ary]

Il est bon qu'une légende pour les plus jeunes d'entre-nous revienne ici…

Les yeux qui suivaient Maurice – qui était donc toujours là, la Pivoine s’était toujours demandé comment il était arrivé là, tellement il faisait partie de murs - s’arrêtèrent imperceptiblement.

Une pensée.

Merde… je suis vieille…

Un sentiment.

Je n’en fais pas partie…

Elle se rendit compte en tournant les yeux qu’elle ne trouvait pas de sourire taquin, de ton amusé dans les paroles de Blackhorn. Juste du sérieux.

Pour elle, les légendes avaient d’autres noms… L’une d’elle avait son nom mais pas son visage. Elles prenaient l’allure d’une silhouette noire, d’un tyran certes, mais répondait au nom tranché de Bralic, celui qui hantait encore les catacombes pleines des pièges qu’il y avait laissé. Elles s’incarnaient dans le Corbeau, celui qui lui avait appris ce qu’était la diplomatie, ce combat sans lame, de demi-mots, de demi-gestes, de coups de poings sur la table parfois. C’était le vieil Erwyn chez le vieux François, c’était Rassaln… c’était D’Albizzi et sa première lame. Ils faisaient toujours partie des pierres et pour certains de ses souvenirs. Ils étaient dans sa tête… certains même seraient capable de dire ses projets bien avant qu’elle ne les pense. Tous disparus… sauf un seul… aussi cher à ses yeux... peut être bien plus maintenant… Ils reposaient dans ses veines, dans ses gestes et dans la galerie des Braves où elle allait parfois les regarder… des même yeux qu’elle avait encore quand elle avait franchi la herse qui se tient devant elle et qu’elle était devenue écuyère.

Avait-il ce regard lui aussi ?

Se devait-elle de lui dire que les légendes le deviennent souvent malgré elles et au prix de beaucoup de sang ? De sacrifices de deuils ? Qu’ils avaient un fardeau de tous les jours, chacun son masque, chacun ses secrets, enfouis et qu’ils ne pouvaient révéler à personne ?
Reposerait-elle parmi eux ?

Elle ne dit rien… elle regarde les siècles et les souvenirs devant elle.

Les Chevaliers sont prévenus, vos Frères et Soeurs vous attendent, souhaitez-vous que je vous mène à eux?

Volontiers… mais un passage à la Taverne me semble approprié, j’ai soif. Vous pourrez me conter plus en détails les derniers évènements. Je ne suis plus très au fait de la politique du Royaume…

Avant qu’il puisse objecter, avec un sourire…

Le poste de garde saura très bien se passer de vous une heure… ordre de chevalier.

Elle a déjà allongé le pas vers les entrailles de la forteresse.