Entretien Formel

Rhuyzar emmena la Dame jusqu'à la Taverne de la Licorne, où se déroulaient généralement les entretiens avec les visiteurs. Il en avait déjà mené un en ces lieux, dans la même salle que celle qu'il avait réclamée au Prévôt, celle portant le nom de l'Africain, cet ancien Grand Maistre entré dans la légende pour ses hauts faits glorieux.

Arrivé dans l'établissement, il réclama que soient apportés rafraichissements et nourriture à l'étage. Il ne put s'empêcher de songer quelques instants aux banquets auxquels il avait participé ici, ceux qui suivaient les cérémonies d'intronisation. L'époque était lointaine, mais son esprit encore vivace conservait ces souvenirs en les choyant.

Il monta lentement l'escalier, faisant signe à la Dame de le suivre. Certes il aurait pu grimper d'un pas plus vif, mais cet effort lui aurait apporté de nouvelles douleurs qu'il avait appris à éviter lorsque la situation n'exigeait pas de lui qu'il se pressa.

Il ouvrit la porte qui donnait sur la salle prévue pour leur conversation et s'écarta pour laisser la visiteuse pénétrer dans l'endroit.

Installez-vous ma Dame, nous allons pouvoir entamer notre entretien, ici nous serons au calme.

Un simple hochement de teste accueillit la proposition du vescomte de rejoindre la Taverne pour débuter l'entretien, et elle luy emboista le pas.

Son regard curieux détailla l'aspect de l'endroit, et elle constata que la Taverne estoit fort bien tenue, nulle trace de toile d'araignée ou de tache de vin n'estoient décelables, mesme à un oeil averti.
Adressant un signe de teste en guise de salut au tavernier, elle suivit le chevalier à l'étage, se demandant combien de cicatrices pouvoient bien orner le corps d'un guerrier de cet asge, alors que tant d'aultres mourraient jeunes et fringants.

Un mince sourire étira ses lèvres lorsqu'il s'effaça pour luy laisser le passage, respectant à la lettre les règles de la courtoisie et de la chevalerie dont estoient emprunts les romans de sa filleule.

Aux quelques mots du licorneux, elle respondit par un nouvel hochement de teste, plus bref que le précédent. Elle fit quelques pas à l'intérieur de la pièce, dégrafa la fibule de sa cape et déposa l'ample vestement sur le dossier d'une chaise, avant de retirer ses gants et de sortir de sa sacoche de cuir un calepin et un fusain.

Elle prit place sur un siège sans plus de cérémonie, ouvrant le calepin à la page où, lors de l'entretien avec son académicienne en chaire, elle avoit pris ses premières notes concernant ceste nouvelle estude académique.

Ainsi donc, vous faictes partie de cet ordre depuys plusieurs années... Depuys la fondation de la Licorne, peut estre ? En avez-vous connu les fondateurs ?

Rhuyzar entra à la suite de la Dame et prit un siège face à elle, de l'autre côté de la table qui faisait office de bureau improvisé lorsque cela était nécessaire. Il le fit davantage par habitude que pour réellement mettre une distance entre eux deux. Des années de service comme Diplomate puis comme homme à tout faire du Roy l'avaient poussé à fixer clairement les limites entre politesse et intimité.

Il eut un petit sourire en entendant la question. Ainsi avait-il l'air si vieux. Au fond, il le savait, mais il avait vieilli si vite qu'il ne parvenait pas toujours à se faire à l'idée qu'il n'était plus le fringant jeune homme battant la campagne des jours durant quand cela lui chantait.

Non ma Dame, plus personne en ces murs n'a connu la fondation de la Licorne. J'ai grandi avec de très anciens Chevaliers, mais lorsque je suis arrivé la première fois en ces murs, l'Ordre de la Licorne était déjà une Légende au service de la Couronne. Nous sommes d'ailleurs indissociables du règne de Sa Majesté, c'est la lutte acharnée de mes prédécesseurs qui a permis à son Royaume d'être la terre à peu près paisible que nous connaissons aujourd'hui.

En prononçant ces mots, sa voix avait regagné un peu de sa vigueur d'antan, comme si revenir en arrière le rajeunissait en surface. Une fugace lumière passa dans ses yeux, son port de tête se fit plus noble et plus assuré tandis qu'il se souvenait des rutilantes armures de ses frères disparus, les rumeurs héroïques qui couraient à leur sujet, l'impression qu'ils faisaient lorsqu'on les croisait.

Si vous êtes ici pour écrire une histoire de mon Ordre, ma Dame, je vous conseillerais de bien organiser vos questions, car il y a beaucoup à dire sur les Chevaliers de Sa Majesté.

Elle le regarda tirer une chaise face à elle et s'installer, notant la nonchalance des gestes ainsi esquissés. Il avoit ceste lenteur savamment orchestrée de ceux qui savent le plus important de leur vie derrière eux, et qui, sans en estre fiers, en sont tout de mesme satisfaits.

Une légende... Pour sur, une légende illuminant les resves des fils de nobles et de roturiers, leur donnant l'envie de rejoindre ce prestigieux ordre de chevalerie comme il ne s'en faisoit plus guère en ceste époque.
Son propre fils ne sembloit guère attiré par ce monde de guerriers et de cavaliers, du moins pour le moment, quand tant d'aultres n'attendoient que le retour du père, du frère ou de l'oncle licorneux pour ouïr ses récits de batailles et d'entraisnements acharnés !

Un sourcil se leva à la remarque du vescomte, et elle sourit finement.

Justement, chevalier. Depuys que je suys copiste, j'ay pris l'habitude de laysser les gens que j'interroge s'exprimer par eux-mesme. Ils me content ce qu'ils ont à me dire, et je pose des questions précises pour mander des éclaircissements si un sujet me semble incomplet.

Ceste manière de faire vous convient-elle ?

Rhuyzar soupira en hochant de la tête. Il entrevoyait la colossale tâche qui l'attendait. Il connaissait son Ordre sur le bout des doigts, et savait que malgré sa jeunesse au regard de l'Histoire, il avait engendré plus de récits que n'importe lequel avant lui. Il serait difficile de ne pas se perdre dans les méandres des souvenirs qui emplissaient sa mémoire. Difficile, mais pas impossible. Et puis après tout, il s'était porté volontaire.

Autant travailler de la manière qui vous convient le mieux. Mais je me dois de vous prévenir, notre Histoire est longue, compliquée et dispersée. Il se peut que j'oublie de nombreux détails, que je passe d'un sujet à un autre parce que le fil de mes réflexions m'y aura mené. Il se peut que vous soyez perdue dans ce que je vais vous raconter. Mais je vais tâcher d'être clair, et organisé.

A cet instant on frappa à la porte. Le Chevalier intima l'ordre d'entrer, et un garçon de l'auberge pénétra dans la pièce, déposant un plateau révélant quelques nourritures crues ou sèches ainsi que deux bouteilles contenant un liquide d'une couleur jaunâtre. Quand il fut reparti, Rhuyzar, sans plus prêter d'attention que cela au plateau, reprit son discours.

Puisque je dois nous raconter, autant parler de ce qui nous a créés. Aussi étrange que cela puisse paraitre, il s'agit d'un religieux, un prêtre, Frère Nico. Lorsque l'on y réfléchit un peu, ce n'est guère étonnant. Si l'Eglise a beaucoup changé, elle fut autrefois un socle solide pour les valeurs qui se devaient de conduire le Royaume. J'ai beaucoup de respect pour ce que furent les Chevaliers du Temple, de l'Hospital ou de l'Ordo Sanctii Georgi.

Toujours est-il que la Couronne naissante avait un besoin urgent de serviteurs loyaux, compétents, prêts à combattre et à risquer leur vie sans nécessiter un dantesque entretien que la trésorerie ne pouvait fournir. C'est dans ce contexte que Frère Nico fonda ce nouvel Ordre militaire, qu'il destinait à prôner les valeurs de l'Eglise et du Bien. Son impulsion fut nécessaire à ce que nous sommes désormais, son acharnement aussi. Mais si nous avons conservé, dans nos textes et dans nos coeurs, le respect de certaines valeurs, il fut vite évident que nous servirions d'abord le Roy, puis, exclusivement le Roy. La Licorne ne devint jamais un Ordre Religieux, et c'est une bonne chose, car elle s'écarte ainsi des rivalités politiques ou diplomatiques qui peuvent naitre entre la Couronne et Rome. Elle n'a pas de question à se poser, pas de choix à faire, elle ne peut que servir Sa Majesté. Cela ne l'empêcha pas, par le passé, de nouer de très bonnes relations avec d'autres Ordres, religieux, eux. Le Temple, l'Hospital, en sont de très bons exemples. Et nul doute que la paix serait beaucoup moins vite revenue en France si nos trois Ordres n'avaient pas coopéré pour le bien de tous, éliminant ainsi les principales grandes organisations criminelles qui sévissaient sur ces terres.

Le Vicomte préféra marquer une pause, fixant son interlocutrice, attendant une éventuelle question.

*Notre histoire est longue*

Eloin eut un sourire amusé en oyant ceste phrase. Elle savoit fort bien à quoi s'attendre, le jour ou elle décida de s'attaquer à la rédaction de l'opus sur l'ordre de la Licorne.
Elle se doubtoit que de nombreuses heures de recherches, de discussion et de rédaction l'attendoient avant que de pouvoir présenter à son académicienne ne serait-ce qu'un premier jet convenable. Et, estant très exigeante avec ses travaux académiques, elle ne se pouvoit permettre de rendre un travail basclé ou incomplet.

Elle jeta un bref regard sur le plateau qui fut apporté, mais n'y toucha point. L'appétit l'avoit quittée depuys le jour ou elle avoit appris le trépas de son espoux, et elle picoroit ses repas sans grand entrain. Le léger embonpoint pris suite à sa prime gestation s'estoit ainsi prestement estompé, la faisant flotter dans plusieurs de ses robes.

Frère Nico ? Ca par exemple ! Frère Roger, l'ancien recteur de l'ordre cistercien, resté dignitaire honoraire de l'ordre et continuant à les guider de part son expérience, luy parla souvent du célèbre prestre. Mais jamais il n'avoit évoqué ceste part de l'homme de foy, peut estre par volonté de ne garder que l'aspect religieux de son défunt collègue ?
Elle ne s'attarda point sur la question, restant attentive au récit du chevalier.

Donc la fondation de la Licorne remonte à la montée sur le trosne de Sa Majesté Levan III... Constata la jeune femme lorsqu'il se tut, notant sur son carnet les premières informations nécessaires à l'establissement de son ouvrage.

Elle n'osa demander plus de précisions pour le moment, se disant qu'elle aurait bien l'occasion de poser ses interrogations au moment opportun.

Rhuyzar hocha silencieusement de la tête et saisit une bouteille du plateau pour verser dans deux coupes le breuvage jaune qu'elle contenait. Il s'agissait d'un vin du pays Comtois, qu'il faisait régulièrement livrer de sa Vicomté, quand il n'allait pas lui-même en chercher quelques caisses au détour d'un voyage.

Il poussa une coupe vers la jeune femme et porta la sienne à ses lèvres, les trempant dans le vin pour le goûter, avant de reposer le récipient et de reprendre le cours de son exposé.

Tout à fait Ma Dame. J'irais même jusqu'à affirmer que nous sommes infiniment liés à Sa Majesté en personne, tant son règne a vu de nombreux changements, de nombreuses affaires. La Chevalerie n'est rien sans la cause qu'elle sert, et cette cause, en ce qui nous concerne, a l'image du Roy Lévan pour effigie. Que nous le voulions ou non, nous sommes acteurs de la pièce qui se joue dans le Royaume, nous en sommes un élément, parfois clef, parfois en retrait. Et notre position est claire, nous sommes pour le Roy, et toute personne qui chercherait à l'abattre, serait notre ennemi. Par le biais de cette simpliste pensée, nous nous lions à Sa personne comme peu de gens peuvent prétendre le faire. Et nous compensons ce fanatisme qui nous est souvent reproché, notamment par nombre de décideurs politiques qui font de l'égocentrisme une vertu, par des valeurs morales, qui nous obligent à suivre un chemin précis pour servir notre Souverain. L'Honneur, la Justice et la Bravoure qui constituent la devise de cet Ordre, ne sont pas des mots d'apparat que l'on brandit pour impressionner. Ils sont une réalité cruelle et difficile qui nous obligent à être les détenteurs d'un code de conduite qui rappelle à chacun ce qu'il est possible de faire, même lorsque la situation est difficile. C'est ainsi que la Licorne est devenue légendaire. Parce que tout en servant le Roy et en protégeant le Royaume, elle sert d'exemple, elle illumine, elle inspire et elle permet que de bonnes actions soient toujours effectuées bien longtemps après son passage. Ceci est sa base, ce qui la définit et ce qui fait d'elle beaucoup plus qu'une simple milice ou armée privée. Mais pour en arriver là, il lui faut être composée d'hommes et de femmes dévoués, conscients du sacrifice que l'on attend d'eux et prêts à donner jusqu'à leur âme pour ce Roy et ces mots.

Du changement... La jeune femme n'émit aucun commentaire, mais elle ne partageoit guère l'avis du chevalier.

Si le roy avoit, au début de son règne, modifié nombre de détails pour assurer une meilleure vie à ses sujets et moderniser les institutions royales ; depuys quelques temps c'estoit le calme qui avoit succédé aux périodes de guerres incessantes.

Le traité du Mont Sainct-Michel fut, à ses yeux, la dernière grande avancée du Roy en matière de paix, et le prochain évènement serait surement son remariage avec une dame francoyse bien née. Enfin, d'après les rumeurs qui courroient dans tout Paris la dernière foys qu'elle se rendit à l'Académie !

J'ai consulté la charte de vostre ordre, et ais pu constater que nulle date de création n'est mentionnée. Les anciens que vous avez connu vous ont-ils mentionné un jour particulier, ou mesme la date précise ?

Elle reprit ensuite sa silencieuse attente, permettant ainsi au chevalier, une foys qu'il luy aurait respondu, d'enchaisner avec la suite de son récit.

Bien qu'il fut un peu désappointé par la question très pratique et terre à terre que lui posa la Dame, le Chevalier n'en montra rien, conscient qu'il était qu'elle était venue pour recueillir des informations sur l'Ordre et non entendre un exposé philosophique sur la portée morale et symbolique de la Licorne.

Il réfléchit quelques instants avant de répondre, en souriant à moitié:

Non, ma Dame, malheureusement pour vous, je n'ai jamais vu ou entendu la moindre date concernant la création de cet Ordre. J'imagine qu'il s'agit soit d'une étourderie, soit d'une volonté de créer la légende en la faisant disparaitre du temps compté par les Hommes. Elle est jeune, en années, mais vieille, par les actes et la place qu'elle a su prendre dans le Royaume. Tellement sont morts, portant ses couleurs, qu'on la croirait venue d'un autre siècle que le notre. Et pourtant...

Sentant sa voix décliner et son esprit s'évader dans les méandres de ses souvenirs, le Vicomte reprit une gorgée de vin avant de reprendre la parole.

Il vous faut bien comprendre la logique de mon Ordre et tout ce qui le compose pour comprendre les actes des hommes et des femmes qui ont marqué son histoire et celle du Royaume. Rien n'est jamais sans raison avec ces Chevaliers, rien n'est jamais sans but, sans justification, même si bien souvent il nous est impossible d'expliquer les raisons. Telle est la malédiction de la Chevalerie. Ce qui est montré à la lumière doit systématique être contredit dans l'ombre afin que perdure ce qui est ou ce qui sera. Nous avons vu se dérouler nombre d'évènements ces dernières années, des faits marquants et symboliques, que nous sommes très peu nombreux à savoir décrypter et à voir comme ce qu'ils sont. Notre rôle est aussi de savoir lire ce qui se dissimule derrière les masques et d'agir en conséquence, pour protéger notre Roy, son Peuple et nos Valeurs. C'est la raison pour laquelle la Licorne disposa de nombreuses années durant du meilleur réseau d'espionnage du Royaume, réseau qui atteint l'apogée de son efficacité sous le commandement du Lieutenant Commandeur Bralic de Montbarrey appelé aussi Le Destructeur. C'est une arme aujourd'hui un peu passée de mode, mais qui fut responsable de la disparition des grandes organisations de brigands, de la dénonciation de nombreux complots politiques et qui permit d'éviter beaucoup de guerres.

Nouvelle pause. Décidément, il était loin le temps où il pouvait palabrer des heures sans s'arrêter et sans fatiguer.

Ce fut la plus efficace et la plus méconnue de nos armes. Mais nous usâmes également de nos aptitudes martiales. Avec le temps, et notamment sous l'impulsion des Capitaines Erwyn of Kylenbohamm et Rassaln d'Arduilet, la forteresse de Ryes, offerte en remerciements par le Duché de Normandie, fut utilisée pour former les Chevaliers et aspirants que nous appelons Hommes d'Armes, Ecuyers, Errants ou Cavaliers, à l'art de la guerre et non seulement à l'art du duel. Une certaine forme de logistique fut instaurée, afin que la Licorne ne soit plus seulement un apport militaire à des armées déjà existantes, mais une armée à part entière, au service de la Couronne et qu'ainsi elle n'ait pas à souffrir des jeux politiques influant régulièrement sur les cours de certaines guerres. Elle n'a fait en cela qu'appliquer la logique, aujourd'hui en disgrâce, qui est de séparer le domaine militaire du domaine politique, afin de permettre une plus grande efficacité aux armées et d'empêcher les armes d'être un argument ou une force au service d'intérêts personnels.

Elle retint une petite grimace de dépit lorsqu'il luy respondit par la négative, avant de penser qu'elle continuerait à chercher et qu'elle ferait tout son possible pour trouver une date, ne serait-ce qu'une année.

La jeune femme nota les noms de licorneux cités par le chevalier ainsi que la philosophie de l'ordre, avant d'émettre une question.

Ryes fut donc offerte par le duché de Normandie... Mais en remerciement de quoi ?

Rhuyzar réfléchit quelques instants en sirotant son verre presque vide. Il se souvenait que son ancien Grand Maistre et Frère, Guillaume de Jeneffe, lui avait raconté l'histoire de la Forteresse de Ryes et de ces terres offertes à son Ordre. Quels avaient été ses mots déjà ? Pas par le Duché...

Excusez-moi ma Dame, je me suis un peu mélangé les pinceaux, je me souviens désormais des détails du don des terres de Ryes à l'Ordre de la Licorne. Elles nous furent offertes par le Seigneur Aegidius qui en était le noble tenant. Il voulait, par ce geste, remercier l'Ordre pour l'ensemble de ses actions et son importance dans le Royaume.

Avec le temps, Ryes est devenu le lieu physique qui représente la Licorne. Le Chevalier est par définition voyageur, mais il est important pour lui d'avoir une source, un lieu où il sait pouvoir côtoyer ceux qui partagent son serment et sa vocation. Aux yeux de chaque Licorneux, Ryes est un endroit spécial, unique, que rien ne saurait égaler.

Aegidius...

Ce nom, elle l'avoit jà entendu quelque part, sans se souvenir de l'endroit ni de la personne l'ayant évoqué. Peut estre avoit-elle trouvé ce nom en consultant des archives lors de son mandat de chambellan du Maine, ou alors lors d'une discussion au Salon des Diplomates.
Elle en avoit retenu le faict qu'il fut un homme important pour l'histoire de la Normandie, et un grand duc pour ce duché.

Eloin hocha la teste à ses derniers propos, trempant, pour la première foys depuys son entrée dans la salle, ses lèvres dans le gobelet.

J'ay parfoys entendu la maistre d'armes Cerridwen de Vergy parler de cet endroit comme estant une seconde famille, de faict.

Elle ne précisa point pour autant que ceste famille avoit presque entièrement remplacé, dans le coeur de la pivoine noire, la place auparavant occupée par la mesnie De Vergy. Les affaires de famille se doivent de le rester et ne point transpirer au dehors, pour s'éviter que des ennemis ou opposants ne s'en puyssent servir pour nuire à la mesnie... C'estoit là le crédo d'Izarra, qu'elle avoit appliqué à la lettre et qu'elle continuoit à respecter maintenant que la succession de la navarraise estoit sur le point de s'achever par le mariage prochain de son héritière avec l'Impérial.

Rhuyzar ne put qu'acquiescer silencieusement et en souriant aux propos rapportés de la Pivoine. Une seconde famille, une première pour lui qui n'avait jamais entretenu de grands rapports d'affection avec ses parents adoptifs et qui n'avait découvert que sur le tard qu'il était le bâtard de Pierre de la Louveterie.

Je ne sais si la Licorne s'est voulue ainsi, mais c'est ainsi qu'elle est devenue, et qu'elle est toujours aujourd'hui. Beaucoup, et ce fut mon cas, y entrent jeunes et grandissent entourés par les vieux Chevaliers, suivant leurs conseils, le chemin tracé par eux dans l'Histoire.

Ce fut en partie mon cas, même si j'ai un temps poursuivi une carrière en Empire également. Mais un jour, alors que j'étais Haut Chancelier de la Diète d'Empire, me fut proposé le poste d'Archichancelier, mais il me fut demandé, pour pouvoir y postuler, de quitter la Licorne. J'ai quitté la Diète et quitté l'Empire, j'ai choisi le Roy et mes Frères et bien m'en a pris je crois. Car même si la route est dure, longue et emplie de souffrance, le destin du Chevalier accompli est incomparable avec toute autre existence. Et j'aimais trop mes Frères d'alors pour les laisser tomber et les quitter pour un Empire qui tombait en ruines.

Nouvelle pause du Vicomte qui remplit son verre. Parler ainsi le fatigue bien davantage qu'avant, si son aspect physique reflète sa fatigue intérieure, guère étonnant que les brigands ne se privent plus de croiser sa route.

Où en étais-je ? Ah oui... ces vieux Frères... Peut-être d'ailleurs leurs noms vous parleront: Erwyn of Kylenbohamm dict Wanou, Bralic Fauconnier dict le Destructeur, Deny du Lavoir de Murat le Chevalier Cathare, Rassaln d'Arduilet le Taureau Furieux, Guillaume de Jeneffe, Raphaël de Vergy dict Kratos... Ils ont marqué l'histoire de notre ordre. Certains furent mes professeurs, d'autres mes contemporains, mais tous ont ceci en commun qu'ils furent des serviteurs de premier ordre du Roy et que la plupart des gens ignoreront toujours la plupart des choses qu'ils ont faites.

Un silence, encore, pesant cette fois, Rhuyzar redresse la tête et regarde alors son interlocutrice dans les yeux:

Que savez-vous d'eux ?

Le bruit du fusain courant sur le vélin estoit le seul bruit pouvant troubler le discours du chevalier, lorsqu'elle n'estoit point tout simplement pendue aux lèvres du vescomte.
Cet entretien s'averoit bien plus interessant qu'elle ne l'avoit prévu à son arrivée, et ell aurait plaisir à rédiger le texte final, une foys qu'elle aurait regroupé toutes les informations nécessaires.
Avoir à sa disposition un homme parlant de son ordre avec tant de passion et de précision estoit une chance pour elle, et pour son oeuvre en devenir.

Elle releva la teste, surprise, lorsqu'elle l'oya l'interroger.

J'avoues ne cognoistre que de nom la plupart des personnes que vous venez d'esvoquer, chevalier.

Je says qu'ils eurent au seing de l'ordre un grand destin et que leurs vies sont presque devenues des légendes, mesme si certains sont encore vivants à ce jour.

Elle se tut un instant et prit une gorgée de vin. Devant ses yeux estoit soudain apparu le corps du chevalier Kratos, alongé sur son lit de mort, le visage serein et apaisé, entouré de sa femme, éplorée, de sa soeur blesme et blessée, de ses enfants rendus muets par la stupeur de ceste perte si brutale.

Je n'ay eu qu'une seule foys l'occasion de voir le visage du défunt chevalier Raphaël de Vergy, mais, bien que nul souffle n'animoit jà plus son corps, il se dégageoit de luy une impression de force et d'importance qui me marqua bien plus que tous les récits que l'on pu bien me conter à son sujet.

Et la volonté de son fils aisné, Guilhem, de vouloir suivre les traces de ce paternel qui donna jusqu'à sa vie pour la Licorne, illustre bien ce qu'est devenu le destin brisé de cet homme : un modèle à suivre, couste que couste...

Sujet: Re: Entretien Formel Sam 6 Mar 2010 - 11:03

Raphaël, encore un souvenir, certainement le Frère qu'il avait le plus aimé entre ces grands murs froids à l'abri des ravages du temps. Les duels, la salle d'armes, les missions, la boisson...

Si Rassaln, Erwyn ou Bralic avaient été ses parrains, Kratos avait véritablement été son Frère, celui aux côtés duquel on court vers sa destinée, sans réfléchir, sans s'arrêter, sans penser même à ce qu'on est en train de faire. Et puis il était mort, et Rhuyzar avait du poursuivre sa route, un peu plus seul, toujours un peu plus...

Ce n'est pas un phénomène rare que de voir les descendants tenter de marcher dans les traces de grands Chevaliers qui ont marqué l'histoire. Bien souvent parce que ces Chevaliers, pour accomplir tous ces hauts faits, ont du faire une croix sur leur vie de famille et sont un mystère certain, même pour leur entourage le plus proche. Ce qui peut mener à des drames, d'ailleurs, car ces enfants se lancent sur cette voie sans réellement savoir à quoi ils s'engagent et, pour certains, finissent par réaliser que cette vie ne leur convient et qu'ils ne sont pas prêts à effectuer les sacrifices nécessaires.

Alcalnn Blackney, Guilhem de Vergy, Rehaël d'Arduilet, des noms qui en évoquent d'autres et qui peinent d'autant plus qu'ils grandissent recouverts d'une ombre gigantesque dont il est difficile de s'extirper. On leur a fait miroiter la gloire de leurs ancêtres et lorsqu'ils ont prêté serment, ils découvrent la malédiction qui pesa sur ces hommes et qui va peser sur eux. Nul ne peut se douter qu'un Chevalier qu'on considère partout avec respect et envie est avant tout un damné qui a fait une croix sur ce qu'il était, sur ce qu'il pensait. La Chevalerie est une damnation, mais la plus belle d'entre toutes, car elle amène joie et paix aux peuples.

Sujet: Re: Entretien Formel Jeu 18 Mar 2010 - 22:07

Elle le vict se replonger brièvement dans ses souvenirs, sans pouvoir déterminer si c'estoient là d'heureuses ou douloureuses réminiscences.

Et de se souvenir, elle aussi, de l'ire qui s'empara de la défunte duchesse de Bellesme le jour ou Guilhem déclara vouloir rejoindre l'ordre de la Licorne, pour marcher sur les traces de son père, un père si peu connu mais tant adulé.

Qu'en estoit-il meshuy ? L'oblate n'avoit point revu son suzerain de longue date, le jeune homme s'en retournant en Ryes sitost les funérailles de sa mère célébrées et la question de l'héritage réglée. Elle avoit appris qu'il séjournoit désormais souvent en Maine, passant beaucoup de temps en son castel de Beaumont, mais ne l'avoit point vu durant le séjour qu'elle y passa elle-mesme.

Le nom de Rehaël éveilla en elle d'aultres souvenirs, mitigés ceux-là, d'une époque ou elle débutoit auprès de la duchesse, assistant aux espousailles du jeune homme avec une Sainte-Ange tout juste sortie de l'enfance, et dont la discrétion et les hésitations luy rappeloient celle de sa filleule, qui, bientost, serait l'espouse de l'Impérial valet de la cardinale-princesse Ingeburge.
La nouvelle du trépas -ou plutost de l'assassinat non élucidé- du comte de Meymac estoit parvenue jusqu'en Lesparre, la retraite guyennoise de la défunte navarraise, provoquant la stupeur et l'effroi de la dame de parage qu'elle estoit alors, plaignant la jeune mère et veuve.

Ne trouvant rien à respondre au chevalier, elle resta donc silencieuse, luy indiquant par un mince signe de teste qu'il pouvoit reprendre le cours de son récit.

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