Chambre de Raphaël de Vergy...

Hochement de tête et paroles…
Il avait accepté…

Elle comprenait presque qu’il prenne ce risque… elle connaissait dans une moindre mesure les cauchemars, les souvenirs qui hantent l’esprit, les douleurs du corps qui se font prenantes, tellement qu’elles altèrent votre jugement. Elle savait les angoisses nocturnes et les insomnies… si on lui avait permis de les arrêter même au prix d’un grand risque elle aurait sûrement dit oui…

Je suis prêt…

Doucement elle serre les mains de son frère… il a le regard si serein tout d’un coup. Son visage est si calme et sans tension… voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas vu l’Errant si en paix avec lui même. Il fallait se rendre à l’évidence elle ne pouvait pas reculer… elle ne pouvait plus. De toute façon, était-elle bien capable de refuser de le faire devant ce regard à la fois presque heureux et si confiant ? Tellement confiant…

Ainsi soit-il, mon frère…

Elle pousse un long soupire et se lève. A elle d’être forte maintenant…

Elle attrape un chiffon de lin qu’elle plie délicatement en quatre… tout en exécutant le geste elle demande à Enguerrand en montrant le lit d’un mouvement de tête :

Allonge toi s’il te plait… et met toi à ton aise.

Pendant que l’Errant s’exécute, elle prend un tabouret et se place à son chevet la bouteille d’alcool de pavot à côté d’elle. Mentalement elle prie, comme elle l’a déjà fait une fois, consciente qu’encore elle fait un marché risqué… mentalement elle supplie :

Sainct Ponç mon maistre patron
Si ma voix entend suppliant
Qu’apporte icelieu aide et attention.
Si patient reste sans damne vivant
Accorde ma vie ou bien équivalent
A vostre volonté n’ai point plus grand don.

Elle prend la bouteille et dit doucement à son frère d’armes :

Cela risque d’être un peu oppressant au début… surtout ne lutte pas… la drogue agira normalement vite. Une fois que tu seras endormi, je te laisserai icelieu et je fermerai la porte à clef pour éviter tout intrus ou que tu sortes dans un état second. Je reviendrai dans quelques heures, je te promets de ne pas t’abandonner ainsi…

La rousse regarde Enguerrand, pavot main dextre et chiffon main senestre et demande :

As-tu une question ou une chose à me faire savoir avant que je commence ?

Instants de calme. Lente préparation de la substance qui l'aidera peut être enfin. Sa soeur, devant lui, est des plus concentrée. Il sent encor percer en elle cette crainte, cette angoisse que les choses ne se déroulent pas comme prévu.
Toutefois, son sérieux, ses gestes, mesurés, étudiés, lui permettent probablement de chasser de son esprit ces pensées néfastes.
Elle lui a demandé de s'allonger. Il s'est éxécuté sans un mot, lentement, retenant une nouvelle grimace de douleur.

Derniers préparatifs. L'errante ne dit rien. Ses lèvres, mouvement tout juste perceptible, semblent bouger, comme si elle se répétait quelque manoeuvre secrète ou...quelque prière gardée en son esprit, afin de ne pas risquer d'effrayer son frère licorneux.

Prière. Serait il capable, en ce moment précis, de réciter quelque supplique ou injonction à celui qui se trouve là haut? Fort peu probable. Ni l'envie, ni la force. Et qu'aurait il à lui dire? Le remercier pour ses blessures? Le supplier d'amoindrir ses souffrances? Ou de les abréger? Certainement pas son habitude, de se remettre entre les mains d'une autorité suprême. Ni auparavant. Et encore moins maintenant.

Un regard vers sa soeur, tenant la bouteille dans sa main, le chiffon soigneusement préparé dans l'autre.
Une question? Un mot?
Fin sourire crispé apparaissant sur le visage de l'errant.

Non point ma soeur. Nulle question particulière. J'ai toute fiance en toi et en ton savoir. Et nulle annonce tonitruante par ailleurs, si ce n'est pour te remercier une fois de plus pour toute cette aide que tu veux bien m'apporter.

Regard fatigué, mais déjà, on pouvait percevoir en celui-ci une pointe de soulagement. Il avait hâte de pouvoir oublier. Il lui tardait de ne plus souffrir pendant ne serait ce qu'un court instant.
Quel que soit le résultat de cette curation, il pourra pendant peut être quelques heures trouver quiétude et repos.
Son bras se leva lentement, sa main délicatement venant toucher l'avant bras de la jeune femme. Contact de la peau tiède sur sa paume glacée.
Il se sentait presque serein, en cet instant présent.
Il était prêt.
Un sourire, cette fois ci presque détendu.

A tout à l'heure Cerrid...

Non point ma soeur. Nulle question particulière. J'ai toute fiance en toi et en ton savoir. Et nulle annonce tonitruante par ailleurs, si ce n'est pour te remercier une fois de plus pour toute cette aide que tu veux bien m'apporter.

Alea jacta est, mon frère…

Tu me remercieras à ton réveil si ton état s’est un peu amélioré…

Cerridween verse doucement sur le morceau de lin de l’alcool dont les effluves commencent à se répandre insidieusement avant de poser la bouteille sur la table…
Parfum subtil et qui devrait sentir le souffre, tant il peut mener aux portes de l’enfer…
Arme dans sa main volubile et volatile, si mince et pourtant si forte, si mortelle…

La rousse sent soudain le froid de la main d’Enguerrand sur la peau de son avant bras… est-il déjà mort pour être aussi glacé ? Son visage serein lui rappelle un autre maculé de sang, une cette main lui rappelle une autre main froide dans la sienne, ce sourire lui rappelle un autre sourire serein malgré la hache plantée dans son dos… elle se sent pétrifiée tout d’un coup devant cet image si semblable. Elle serre les dents, crispe doucement sa main sur la bouteille… Enguerrand n’est pas mort, elle peut encore le sauver, elle peut cette fois le faire…

Elle approche doucement le mouchoir de la bouche de l’Errant, allongé…

Laisse toi aller mon frère… cela durera un instant…

L’Errant laisse échapper un sourire, faible mais sincère :

A tout à l'heure Cerrid...

La rouquine applique doucement le lin sur la bouche de l’Errant. Sa main n’a pas quitté son avant-bras et se crispe un instant… la rousse regarde intensément Enguerrand et attrape la main qui l’agrippe avec la sienne valide. Son pouce doucement caresse les phalanges glacées de son frère :

Ne lutte pas surtout…

Les yeux ambre de l’Errant commencent à papillonner et la pression de sa main dans la sienne se fait moins perceptible…
Enguerrand commence à sombrer dans les méandres du pavot, partant à la chasse aux chimères qui le hantent dans la tranquillité du sommeil envoûté…

Repose toi mon frère…

Derniers gestes.
Avant de pouvoir oublier partie de ses souffrances.
Concentration de l’errante mêlée à un visible sentiment d’appréhension.
Tristesse également dans ce regard doux et se voulant des plus rassurant.

Derniers gestes.
Avant de connaître, il l’espérait, la délivrance.
Chiffon de lin posé sur son visage. Il n’a pas peur. Il n’a plus peur.
Une main venant recouvrir la sienne, caresse quasi maternelle.

Derniers gestes.
Avant de pouvoir en finir avec cette terrible errance.
Découvrir ce qui se cachait derrière ce voile obturant si souvent ses pensées.
Les yeux se fermaient, tentative vaine de se maintenir éveillé.

Derniers…
Sensation de flottement autour de lui.
Silence.
Néant.

Combien de temps.
Combien de temps est il resté ainsi allongé ?

Vertiges. Frissons.
Absence de douleur. Se relevant lentement, il observe les lieux.
La chambre. Il est toujours dans cette chambre.
Elle est étrangement silencieuse. Plus que cela. Comme si chaque son était étouffé avant même que d’être produit.
Nulle trace de sa sœur. La lumière filtrant par la fenêtre semble des plus pâle, presque sépulcrale.
Il ressent soudain un étrange mélange de peur et de soulagement.
Quelque chose a changé. Mais quoi.
Il n’a plus mal, il le sait maintenant. A moitié assis, il ne ressent aucun de ces élancements qui le transperçaient de part en part.

Il se lève désormais, jetant un regard dédaigneux vers cette canne inutile.
Quelques pas en direction de la porte avant d’ouvrir celle-ci.
Un couloir désert. Une épaisse couche de poussière recouvre le sol et le moindre relief. Elle semble voler légèrement, comme suspendue par quelques mains invisibles à quelques pouces du sol.
Avançant dans cette couche opaque, il soulève d’étranges volutes, arabesques aussi fragiles que fugaces. Il reconnaît les lieux. Il est à Ryès. Ce couloir, les blasons et armures décorant les murs de celui-ci, tout semble identique à la vision qu’il avait eue de l’endroit avant de pénétrer dans la chambre de feu le commandeur Kratos.

Sensation d’oppression, de pesanteur envahissant son corps tout entier. Non, il s’agit d’autre chose. Solennité, oui, le mot convient bien mieux à ce qu’il ressent en ce moment même.
Empruntant désormais cet escalier qu’il avait si difficilement gravi quelques instants plus tôt, il descend vers le rez-de-chaussée dans ce silence toujours aussi surprenant et insondable.

Il s’approche d’une porte.
Un instant d’hésitation.
Il la pousse, prend une grande goulée d’un air à la consistance presque poisseuse, puis franchit le seuil d’un pas vif.
La cour centrale de la forteresse s’offre à son regard. Statue se dressant fièrement en son centre, entourée de cette brume poussiéreuse qui semble avoir recouvert tous les environs.

Des silhouettes, rassemblées autour du monument. Presque invisible de là où il se trouve, entourées de ce halo mouvant et insaisissable.
Lentement, elles se retournent dans sa direction, le fixant de leur regard translucide.
Ces visages…Il en reconnaît certains, il les a déjà croisés en la forteresse. D’autres, ne sont pour lui que portraits affichés dans la galerie des braves.
Cape de la Licorne sur les épaules, ils sont habillés de vêtements divers. Simple chemise ou pourpoint finement brodé, cotte de maille à moitié arrachée ou pièces d’armure bosselées et disjointes. Certains portent sur eux les stigmates d’un âpre combat, d’autres d’une lutte contre une quelconque maladie. Tous jeunes. Nul vieillard. La vie de chevalier de la Licorne permet rarement ce genre de luxe.
Il a devant lui tous les héros de son Ordre.
Images d’un passé vertueux et chanté par ménestrels et troubadours.
Vestiges de ce qui fait les fondements même de la Licorne, de cette forteresse toute entière qui les entoure de son imposante masse.

Un instant d’hésitation.
Il les observe, en silence.
Puis, s’armant de courage, il s’avance vers eux d’un pas décidé, vers son destin, vers…

Doucement…

Les yeux se ferment… papillonnant encore, et se débattant contre un sommeil qui s’abat impitoyable sur un Errant à bout de forces et de souffle.

Elle essaie de se montrer rassurante dans sa posture et son regard. Mais elle est terrifiée… terrifiée à l’idée qu’elle va peut-être par ce geste qu’elle souhaite salvateur, mettre en danger un frère avec qui elle a tant partagé.

Elle réprime un tremblement…
La main d’Enguerrand se desserre doucement avant de tomber sur le mince matelas du lit…
Ses yeux sont maintenant clos par le souffle de Morphée…

Cerridween enlève lentement le mouchoir de la bouche d’Enguerrand. Elle cherche crispée, tendue un signe de vie malgré les yeux clos. A son grand soulagement la poitrine de l’Errant se soulève doucement, avec régularité…

Elle reste assise, le visage encore crispé par l’attente… elle guette tout signe annonciateur d’un problème… mais rien… l’Errant semble dormir profondément…

Elle ne sait pourquoi elle ne peut quitter cette chambre… sa main machinalement enlève d’un revers de lin le peu de sueur qui macule le front de son frère d’arme… peut-être lui rappelle-t-il Raphaël ? Qui sait…

La rouquine caresse doucement les cheveux bruns d’Enguerrand… le soleil vient doucement caresser les carreaux de la petite fenêtre de la chambre. Un besoin d’air l’envahit tout à coup… un besoin de respirer, de sortir, de laisser le poids de la douleur et des secrets qu’elle porte sur ses frêles épaules…

Elle regarde une dernière fois Enguerrand qui dort paisiblement… et se lève prestement pour que sa conscience ne la reprenne pas, jette son mantel sur ses épaules et sort en prenant cependant le soin de fermer la porte avec précaution et de tourner deux fois la clef dans la serrure…

C'est une tournade rousse qui descend les escaliers vers la liberté du dehors...