Deux cavaliers firent leur apparition en arrivant par la route de Beauvais. L’allure était quelque peu martiale, les manteaux poussiéreux annonçaient le voyageur lointain, la mine haute du premier cavalier que la bourse était probablement ronde. Dès lors, les deux hommes n’avaient pas complètement remonté la place des Ducs de Normandie que déjà l’on était venu à leur rencontre. Un jeune garçon, rabatteur de son état, en était presque venu jusqu’à attraper le filet de la monture pour discuter plus âprement. Mais la mine mauvaise du second cavalier l’en dissuada et il se contenta de les interpeller.
- Ôla mes bons sires, vous cherchez sûrement une bonne adresse pour vous reposer ?!
Et tandis qu’il parlait, il conservait un grand intérêt pour sa personne et restait donc à l’écart des cavaliers. Le premier était un homme bien fait d’une trentaine d’années mais de ces années qui semblent avoir compté double tant il a laissé des traces ; le second, bon quarantenaire, donnait l’impression d’avoir vécu sur un cheval toute sa vie. C’est le plus jeune qui se retourna vers le garçonnet, il lui adressa un regard bienveillant.
- Et bien, quel est le nom de cette auberge ?
- Elle n’en a pas Messire !
- Mordiou ! Que voilà une bien grande forfanterie ! Clama agacé le plus vieux des deux cavaliers.
- Allons mon bon Roland, c’est là signe d’une grande finesse attendu qu’il n’est pas rare que le nom soit de mauvais goût et repousse son homme. Au moins pourrons-nous nommer nous même cette fameuse auberge.
- Bah ! Y a-t-il seulement une écurie ?
- Juste Roland, tu es un homme précieux. Voyons donc. Ôla garçon, de l’avoine pour nos chevaux ? Voilà déjà vingt lieues que nous les sollicitions et ces deux merveilleuses montures méritent bien plus que nous.
- Pour sûr messire ! Bon avoine et soins complets.
- Le ladre nous fera payer l’eau au prix de l’avoine et nous y perdrons plusieurs écus. Marmonna mollement Roland entre ses dents.
Thomas, c’était le nom du plus jeune cavalier, haussa les épaules en captant les remarques de son compagnon. Et le petit cortège rejoignit la fameuse auberge non sans éveiller la curiosité de quelques passants. Arrivés ils mirent pied à terre avec agilité ce qui en disait long sur leurs habitudes à cheval. Etonnamment l’on vint rapidement quérir les chevaux et, quelques minutes plus tard, Roland revint de son inspection satisfait du service ce qui ne parvint qu’à hausser encore sa mauvaise humeur.
- Ces coquins s’en sortent mieux qu’escompté.
- Sans surprise, si proche de la forteresse de l’ordre, il y a peu de chances de rencontrer quelques truands.
- Possible, possible…
Et Roland s’installa alors que Thomas avait déjà débouché ce qui semblait être une bouteille de vin d’Anjou accompagné d’un fort beau pâté. Les deux gaillards dégustèrent cela en hommes qui n’en sont pas à leur premier repas sur les routes. L’humeur semblait bonne après tant de lieues avalées mais Roland s’était progressivement assombrie.
Il faut dire que Thomas n’était pas un simple voyageur en vadrouille, c’était là le fils d’une fort belle famille du Lyonnais-Dauphiné qui connu un destin tragique il y a une dizaine d’années environ. Cette famille, répondant au nom de Zwyrowsky, avait connu ses belles années du temps du père et de la mère, Jean et Espoire. Thomas au gré de ses expéditions pour venger l’assassinat de son père, avait bien fini par tomber dans l’oubli à une époque où les vilaines escarmouches tuaient plus que les famines. Peu soucieux de ses titres face à l’honneur de son père, il ne s’était pas préoccupé de les réclamer et vivait maintenant sur la seule fortune laissé par des ascendants prévoyants.
Mais Roland, ancien homme de main du Vicomte, voyait la nouvelle lubie de son maître avec une certaine crainte. Car en la forteresse de l’ordre royal de la Licorne, il ne pourrait plus le seconder en tout. Il se risqua donc à une nouvelle question à ce sujet.
- Messire, il est encore temps de rebrousser chemin. Retournons donc à Lyon, l’hostel de la place du change nous attends et vous vivre là bas, j’en réponds, comme le plus grand des Princes. Que vous importe à vous qui avez la noblesse de sang ces bagatelles de chevalerie !?
- Roland tu es un niais ! Mon père m’avait déjà narré cette si subtile notion de noblesse. Il m’avait dit précisément « Mon fils, la noblesse de cœur prévaudra toujours sur la noblesse de sang. Toi qui hérite de la seconde, tu devras d’autant plus mériter la première ! »
Roland ne pipa mots, les paroles du Vicomte, même avec le poids des années, avaient toujours sur lui une autorité implacable. Les deux hommes finirent donc de manger sans y revenir, le vieil homme d’armes étant toujours tout étourdi de cette citation. Ils se levèrent et firent apporter leurs chevaux tandis que Thomas lança quelques pièces d’or qui firent l’émerveillement de l’aubergiste qui se confondit en remerciements. Mais le fieffé avare testa de sa dent la qualité de l’or dès que les deux clients furent sortis.
- Peste le bel or ! Pourvu qu’ils reviennent bien vite ! S’exclama l’aubergiste avec satisfaction.
Et les deux hommes reprirent leurs montures. De Ryes à la forteresse, il n’y avait qu’une lieue et Thomas piqua ferme son cheval tant son excitation était grande. Roland suivait en cavalier accoutumé à ce genre de fantaisies. Les deux hommes empruntèrent la grande rue, passèrent sur la place de la Licorne sans se retourner et remontèrent directement vers la forteresse. Dès la sortie de Ryes, c’était champs à perte de vue. La saison semblait bonne et les champs dorés offraient une vision riche de la Normandie, ce qui émurent quelque peu les deux Lyonnais.
Rapidement, puisque biens montés, les deux cavaliers touchèrent la forteresse. Sans attendre, Thomas se jeta plus qu’il ne descendit de cheval et s’approcha du poste de garde. Mais avant il se retourna vers Roland qui tenait déjà son cheval en main.
- Mon bon Roland, retourne donc à Ryes et attend un ordre de moi. Je suis ici en sécurité car le Grand Maître est un grand du Lyonnais-Dauphiné.
- L’on a bien vu quelques nobles faillirent à leurs devoirs.
- Celui là s’y tiendra, doublement puisqu’en sus d’être un grand du Lyonnais-Dauphiné c’est un grand de la chevalerie française. Va donc et ne craint rien !
Et le solide gaillard s’en retourna, habitué qu’il était de répondre aux ordres directs. Thomas s’avança donc vers la forteresse où il se fit connaître au premier interlocuteur qu’il rencontra.
- Je me prénomme Thomas Zywrowsky, et je me présente icelieu de par l’invitation formulée par le Grand Maître.
Peu ému par cette annonce, on lui fit remarquer qu’une telle invitation se matérialisait toujours par quelque missive. Thomas s’inclina et mit la main dans sa doublure près de son cœur, là où la missive du Grand Maître ne l’avait plus quitté, elle qui représentait tant de promesses pour l’avenir. Une fois récupérée, il la tendit à son interlocuteur, non sans un léger pincement.
- Citation :
J'ai transmis votre missive au reste du Haut Conseil dès réception et, après discussion, celui-ci est prêt à vous accueillir comme homme d'armes au sein de l'ordre de la Licorne. Cela nous permettra de jauger de vos qualités et vous aidera à savoir si la vie au sein d'un ordre de chevalerie vous convient.
Présentez vous dès que possible à la forteresse de Ryès, en Normandie.
Pour le Haut Conseil,
Walan de Meyrieux,
Et tandis que l’on vérifiait l’authenticité du document, Thomas se retourna vers Roland qui disparaissait au loin dans un nuage de poussière.
- Mon père, maintenant que vous êtes vengé, permettez-moi de faire honneur à vostre nom…