Les dates ne sont jamais un hasard

Intérieurement, malgré sa fatigue, il était amusé, et aurait presque ri de la situation. Il avait beau avoir prévu, et même au vrai un peu espéré, que les événements se déroulent de la sorte, le fait de mettre l'un de ses contemporains dans l'embarras ne cessait de lui plaire. Oh, il n'y avait là rien de bien méchant, que du contraire même. S'il avait vraiment voulu humilier le jeune homme, il aurait agi autrement. Mais, comme on le lui avait appris il y avait bien des années, il ne fallait jamais que l'attention se relâche, quand on entrait sur la voie de chevalerie. Chaque expérience enrichissait, qu'elle soit riche ou pauvre, grandiose ou médiocre, longue ou courte. Voila, en somme, ce qu'il avait voulu réaliser, et ce qu'il avait réussi.


- Fort bien, répondit-il donc dans un sourire quand on l'informa que quelqu'un était mandé afin de l'identifier. Je vais donc patienter.

Ce faisant, il congédia d'un signe sa petite escorte qui prit aussitôt, cela avait déjà été discuté en chemin, la direction du petit bourg de Ryes. Guillaume connaissait assez bien ces Normands pour savoir qu'ils ne cracheraient pas sur les écus que pourraient leur apporter quelques locataires bien sous tout rapport, si ce n'était qu'ils usaient entre eux d'un dialecte qu'il faut bien qualifier d'affreux. Puis on vint à sa rescousse. Enfin, rescousse, façon de parler. Si le résultat fut convaincant, on le laissait passer, le procédé n'était pas sans une certaine inélégance, du moins aux yeux du Chevalier.

« Un Licorneux ne lime pas sa corne frère... » et il marqua une très courte pause car il lui avait fallu plus de temps que prévu pour réactiver sa mémoire des visages et associer à celui-ci un plus jeune, souvenir de l'un de ses derniers passages à Ryes « Arthur, car il ne cherche pas à être inconnu. Du moins, pas lorsqu'il fait route vers sa demeure première. » C'était ainsi, toujours, qu'il avait considéré la forteresse, et, ses jours se faisant moins nombreux, cela était encore plus une évidence. N'en avait-il pas pris la route alors qu'on le priait de garder encore le lit, et peut-être de mourir en ses fiefs?

« Cela étant, merci à vous, jeune frère dont il me faudrait savoir le nom, si le Très-Haut me prête encore vie quelques temps, je vais donc entrer ».

Franchissant la herse en envoyant un sourire paternel – eh oui, l'âge n'allait évidemment pas aider à la disparition de cette désormais vieille habitude – au jeune homme qui l'avait accueilli, le Jeneffe allait entrer dans la cour quand, comme si son arrivée était l'événement où il fallait être – zeplèssetoubi comme disaient les buveurs d'eau chaude – en ce mois de mai du côté de Guermantes... pardon de Ryes, un Licorneux supplémentaire s'invitait à la noce. Le nouveau venu lui était, lui, bien mieux connu. Avec le temps, l'Occitan s'était visiblement imposé parmi les éléments de l'Ordre qui comptaient puisque c'est lui que, selon toute apparence, l'on s'en était aller quérir. Sourire intérieur satisfait du vieux chevalier de voir les jeunes pousses de son temps avoir cru et prospéré sur le terrain pourtant sacrément aride de la chevalerie. Il le salua donc d'une inclinaison du chef, à son habitude, non sans y joindre un autre sourire, extérieur et bien visible celui-ci.

- Le bonjour, frère Fool. Heureux de vous voir toujours sur vos deux pieds, acheva-t-il avant de deviner que l'Oc avait été privé d'une partie non négligeable de son anatomie. Baste, et l'homme était toujours là. Comme quoi, ce qu'il pensait des jeunes pousses était des plus justifiés. Jeune et obstinée, cette pousse-là, pour le coup !

Et c'est ainsi que, grabataire et impotent – du moins à en croire les drôles qui font profession de médecine – mais en armure de plattes et resplendissant sous le soleil normand – ce qui n'était pas non plus rien dans le domaine de l'exceptionnel – que Guillaume de Jeneffe revint parmi les siens...

Bonjorn Chevalier. Content de vous voir revenir icelieu.

Il marqua un silence et répondit au sourire de Guillaume.

Cela va devenir une habitude que je vous accueille à la herse à chacun de vos retours.

Allusion au retour d'entre les morts du chevalier alors que l'errant n'était qu'alors simple Homme d'armes.

Avez vous encore votre exquise liqueur de poire?

Il ponctua d'un franc sourire comme les languedociens savent le faire. Encore que cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas remis les pied à Montpellier.

Habitude, certes, mais cette fois serait certainement, du moins c'était ainsi que les choses s'inscrivaient dans l'esprit du Flamand, la dernière. Une nouvelle longue absence n'était guère plus envisageable. Plus à son âge, plus dans son état. Pour autant, au cours des trop nombreux mois qu'il avait passé aux mains des médecins qui se relayaient à son chevet, Guillaume avait clairement établi ce qu'il entendait réaliser au moment où Dieu – de cela il ne doutait pas – lui rendrait un peu d'énergie. Ryes serait la première étape de son retour à la vie publique, où plusieurs choses devaient encore être mises à plat, réglées, remboursées, avec les intérêts. Pour autant, il n'avait pas prévu de distribuer aujourd'hui sa collection d'alcools. Hors de question de s'en priver alors qu'il lui restait l'opportunité d'encore pouvoir y puiser. Pauvre Fool, qui se voyait imposer une cure – toute provisoire, on l'espère pour lui, du moi – de tempérance.

- Une habitude, certes, mais pas une répétition pour autant. Je n'ai hélas point pris de liqueur avec moi, cette fois. Mais si un jour vous quittez le contrôle de la herse pour quelques temps, rien ne dit que je ne serais pas celui qui vous rincera le gosier à la taverne.

Et, sur un dernier clin d'œil d'intelligence, Guillaume laissa un des nombreux Languedociens de Normandie derrière lui.